Imagine un matin de février, gris sur le Léman, 3 degrés et une bise qui fouette. Sur ton fil Instagram, un ami d’ami envoie des stories depuis Lisbonne : café en terrasse à 18°C, loyer deux fois moins cher, et un air de « nouvelle vie » qui fait vaguement envie. Partir vivre au Portugal, pour beaucoup de Suisses, c’est justement ça : la promesse d’un quotidien plus doux, avec moins de pression financière.
Mais entre le fantasme de la retraite au soleil ou du télétravail face à l’Atlantique, et la réalité administrative, fiscale et culturelle, il y a un vrai fossé. Le Portugal est attractif, oui, mais pas un Eldorado low-cost sans contrepartie.
Tour d’horizon concret de ce que cela implique de s’y installer quand on vient de Suisse : démarches, coûts réels, pièges à éviter, et points souvent passés sous silence.
Pourquoi le Portugal attire tant les Suisses ?
Les chiffres sont parlants : selon l’Office fédéral de la statistique, la communauté suisse au Portugal a plus que doublé en une quinzaine d’années. Pourquoi ce petit pays de 10 millions d’habitants attire-t-il autant ?
Les mêmes arguments reviennent :
- Climat plus doux : à Lisbonne, les températures moyennes de janvier tournent autour de 11°C (IPMA, institut météo portugais), contre 0–3°C dans de nombreuses régions suisses.
- Coût de la vie inférieur : selon Numbeo 2024, le coût total de la vie à Lisbonne est environ 40–50 % plus bas qu’à Zurich, notamment sur les loyers et certains services.
- Cadre de vie : océan, rythme plus lent, culture du café et des repas qui durent.
- Fiscalité longtemps très avantageuse pour certains profils (statut de résident non habituel – RNH), aujourd’hui en train d’être restreinte.
La question à se poser n’est pas « est-ce que c’est moins cher ? » (en général oui), mais : « est-ce que c’est adapté à ma situation de Suisse qui s’expatrie ? » Retraité, indépendant, salarié détaché, famille avec enfants : la réponse ne sera pas la même.
Statut des Suisses au Portugal : pas tout à fait UE, mais presque
La Suisse n’est pas dans l’UE, mais elle fait partie de l’espace de libre circulation avec l’UE. Résultat : pour un Suisse, s’installer au Portugal est plus simple que pour un Canadien, mais un peu plus formel que pour un Français.
Concrètement :
- Pas besoin de visa de court séjour pour le tourisme (jusqu’à 90 jours sur 180).
- Pour une installation durable (plus de 3 mois), il faut obtenir un certificat d’enregistrement de citoyen de l’UE/AELE auprès de la mairie (Câmara Municipal) du lieu de résidence.
Ce certificat donne un droit de séjour de 5 ans, renouvelable. On parle parfois de « carte de résidence », mais le document exact dépend des communes.
Avant de fantasmer sur une maison à Lagos, commence donc par vérifier deux choses : ton droit au séjour et ton mode de revenu (retraite, salaire, freelance, etc.). C’est la combinaison des deux qui va tout conditionner : fiscalité, sécurité sociale, assurances.
Les démarches administratives de base
Une installation « propre » au Portugal suit en gros ce chemin :
- Obtenir un NIF (Número de Identificação Fiscal)
- S’enregistrer comme résident (certificat UE/AELE)
- S’inscrire à la sécurité sociale (si activité au Portugal) ou clarifier son assurance-maladie
- Ouvrir un compte bancaire portugais (souvent très utile)
- Mettre à jour sa situation fiscale en Suisse et au Portugal
Détail des points qui posent le plus souvent problème.
Le NIF : ton sésame pour (presque) tout
Le NIF, c’est l’équivalent portugais de ton numéro AVS pour tout ce qui touche à la fiscalité. Tu en as besoin pour :
- Signer un bail
- Ouvrir un compte bancaire
- Souscrire un abonnement télécom
- Travailler ou émettre des factures
- Déclarer tes impôts
On peut le demander :
- En personne, dans un bureau des Finanças au Portugal
- Via un représentant fiscal (souvent un avocat ou un cabinet) avant même de venir
Coût : théoriquement gratuit au guichet, mais si tu passes par un intermédiaire à distance, compte entre 50 et 150 CHF en moyenne pour que tout soit fait sans déplacement. Les délais varient, mais en pratique tu peux obtenir ton NIF en une visite si tu es sur place.
Le certificat de résidence UE/AELE
Au-delà de 3 mois sur place, tu dois te déclarer résident. La procédure se fait généralement à la Câmara Municipal, avec :
- Ton passeport ou carte d’identité suisse
- Une preuve de logement (bail, contrat d’achat, attestation d’hébergement)
- Une preuve de ressources suffisantes (relevés, contrat de travail, pension)
- Une assurance-maladie valide
Frais administratifs : autour de 15 € dans la plupart des communes.
Le Portugal n’est pas particulièrement obsédé par les contrôles, mais rester « en touriste » sur le long terme en espérant passer sous les radars est une fausse bonne idée, notamment pour la fiscalité et l’assurance-maladie.
Assurance-maladie : système suisse ou portugais ?
C’est l’un des points les plus sensibles pour les Suisses. Le Portugal dispose d’un service national de santé (SNS), financé par l’impôt, avec :
- Des soins publics peu chers (consultations parfois à moins de 10 €)
- Des délais qui peuvent être longs, surtout pour les spécialistes
- Une qualité inégale selon les régions
Quand tu t’installes, plusieurs cas typiques :
- Tu continues à travailler en Suisse (frontalier lointain, télétravail depuis le Portugal) : le sujet est complexe et dépend des accords bilatéraux et de la nature de ton contrat. L’OFSP et ch.ch recommandent de vérifier au cas par cas : en général, si ton activité est en Suisse, tu restes affilié à la LAMal, mais ça peut se combiner avec un accès limité au système portugais.
- Tu travailles au Portugal ou tu es retraité portugais : tu seras affilié au système portugais et tu peux (fortement recommandé) ajouter une assurance privée locale pour accès plus rapide au privé.
- Tu es retraité suisse résidant au Portugal : c’est le cas le plus courant parmi les expatriés. Selon les accords UE–Suisse, tu peux avoir droit à la prise en charge des soins au Portugal à charge de la Suisse (formulaire S1), mais il faut faire les démarches auprès de ta caisse et des autorités portugaises. Ne pas se contenter d’hypothèses : demander un avis écrit à son assurance-maladie avant le départ.
Beaucoup de Suisses conservent, au moins les premières années, une forme de couverture suisse (LAMal internationale ou assurance privée complémentaire) pour éviter les mauvaises surprises en cas de gros problème de santé.
Logement : les loyers ne sont plus ceux de 2010
On entend encore parfois : « Au Portugal, tu loues un T2 pour 400 € en centre-ville ». C’était vrai dans certaines villes… il y a quinze ans.
La réalité 2024–2025, selon les portails Imovirtual et Idealista :
- Lisbonne : loyer médian pour un T2 meublé en ville : 1’200–1’600 €/mois, parfois plus dans les quartiers prisés.
- Porto : environ 900–1’300 €/mois pour un T2.
- Régions intérieures (Alentejo, centre) : on trouve des T2 entre 400 et 700 €/mois, voire moins dans les petites villes.
- Algarve : très variable, avec des loyers qui explosent en haute saison.
Deux réalités coexistent :
- Dans les grandes villes touristiques, le marché est tendu, poussé par Airbnb et l’arrivée d’expatriés aux revenus plus élevés.
- Dans l’intérieur du pays, il y a clairement des opportunités, mais avec parfois moins de services, de transports publics et d’emplois.
Astuce qui revient souvent chez les expatriés : louer d’abord un logement temporaire (3 à 6 mois), hors haute saison, pour prendre le temps de comparer les quartiers et d’éviter les baux à prix « spécial étranger ».
Coût de la vie : oui, globalement plus bas, mais…
Comparer le coût de la vie, ce n’est pas seulement regarder le prix d’un café à Lisbonne (1–1,50 € en moyenne) versus à Genève. C’est l’ensemble du panier qui compte.
En s’appuyant sur les données 2024 de Numbeo et Eurostat :
- Alimentation : 20–25 % moins chère qu’en Suisse en supermarché, davantage si tu achètes local et de saison.
- Restauration : un repas simple dans un « restaurante do dia » tourne entre 8 et 12 €, boisson incluse.
- Transports publics : nettement moins chers, surtout les abonnements mensuels (40 € environ à Lisbonne).
- Électricité : prix du kWh proche de la moyenne européenne, soit plus élevé que la Suisse. Les maisons mal isolées peuvent surprendre en hiver.
- Internet et mobile : offres souvent intéressantes (fibre + mobile à 30–40 €/mois).
Si tu gardes un revenu « suisse » (salaire, retraite ou activité indépendante payée depuis la Suisse), ton pouvoir d’achat augmente clairement. En revanche, si tu comptes travailler en local, il faut regarder le point suivant.
Salaires portugais : gros décalage avec la Suisse
Le salaire minimum portugais brut est d’environ 910 €/mois en 2024, avec un salaire médian qui tourne autour de 1’100–1’300 € nets selon l’INE (Institut national de statistique).
Comparé à la Suisse, le choc est violent. Pour un poste similaire, il n’est pas rare de gagner 2 à 3 fois moins, parfois davantage. Même dans les secteurs qualifiés (IT, ingénierie), la différence reste importante.
En clair :
- Le Portugal est très intéressant si tu importes ton revenu (retraité, télétravail pour une société étrangère, freelance international).
- Il est moins attractif si tu dois y trouver un job local, sauf rares niches très spécifiques.
Ne pas se laisser bercer par l’illusion : « même si je gagne moins, tout est moins cher ». Ce n’est pas suffisant si tu vis exclusivement sur un salaire portugais, surtout dans les grandes villes.
Fiscalité : fin du mythe du paradis pour tous
Le Portugal a longtemps attiré les retraités et les actifs étrangers avec le statut de Résident Non Habituel (RNH), permettant notamment :
- Une imposition très avantageuse sur certains revenus, pendant 10 ans.
- Pour les retraités étrangers, une taxation parfois quasi nulle sur les pensions.
Sous pression interne et internationale, le régime a été progressivement revu. Depuis 2024, le cadre est beaucoup plus restrictif, et de nombreuses nouvelles installations ne bénéficient plus des anciens avantages, sauf pour certains profils « à haute valeur ajoutée » (chercheurs, cadres très qualifiés, etc.).
Pour un Suisse qui s’installe aujourd’hui :
- Les pensions étrangères sont désormais imposées (taux autour de 10 % puis plus, selon conventions et évolutions légales).
- Les revenus du travail sont taxés selon les barèmes portugais, avec une progressivité qui peut aller au-delà de 40 % pour les très hauts revenus.
- Il faut aussi considérer la convention de double imposition Suisse–Portugal, qui vise à éviter d’être taxé deux fois sur le même revenu, mais qui complexifie la donne.
Point important : le statut de résident fiscal portugais dépend du nombre de jours passés sur place (plus de 183 jours par an en général) et de ton « centre d’intérêts vitaux ». Vivre la moitié de l’année à Zurich et l’autre à Lisbonne en espérant ne payer d’impôts nulle part n’est pas une stratégie… crédible.
Vu la complexité, passer par un fiscaliste qui connaît bien le tandem Suisse–Portugal est quasiment indispensable si tu as :
- Des revenus de source multiple (salaire, dividendes, location, etc.)
- Un patrimoine important en Suisse
- Un projet de succession ou de donation transfrontalière
Culture, langue, bureaucratie : les réalités du quotidien
Au-delà des chiffres, c’est la vie quotidienne qui fait qu’on s’intègre… ou pas.
Langue : beaucoup de Portugais parlent anglais, et parfois français, mais le portugais reste indispensable pour :
- Gérer l’administration (Finanças, mairie, santé)
- Comprendre les contrats, les factures, les avis officiels
- S’intégrer socialement au-delà de la bulle d’expats
Apprendre les bases avant de partir (au moins un A2-B1) fait une énorme différence. Le portugais européen n’est pas si proche du portugais du Brésil qu’on entend souvent.
Bureaucratie : elle a mauvaise réputation, pas toujours à tort. Entre formulaires papier, rendez-vous en présentiel, sites en portugais et guichets parfois débordés, il faut :
- Se munir de patience et d’un dossier bien rangé
- Prévoir du temps pour les démarches (NIF, enregistrements, etc.)
- Éventuellement payer un avocat ou un cabinet pour fluidifier le tout
Rythme de vie : plus lent, plus souple, avec des horaires parfois déconcertants pour les Suisses (déjeuners tardifs, services qui ferment à l’heure pile, artisans difficiles à joindre). Agréable… si tu es prêt à adapter ton propre tempo.
Santé, éducation, sécurité : ce que les chiffres disent
Quelques repères factuels :
- Santé : l’OMS classe le système de santé portugais honorablement, mais avec sous-financement chronique. Les grandes villes ont de bons hôpitaux, les ruraux parfois moins équipés. Beaucoup d’expatriés souscrivent une assurance privée (20–80 €/mois selon l’âge et la couverture) pour accéder au privé.
- Éducation : l’école publique est gratuite, mais le niveau d’anglais des enseignants et l’offre de programmes internationaux est très variable. Dans les grandes villes, des écoles internationales existent, avec des frais qui peuvent rivaliser avec la Suisse (10’000–20’000 €/an).
- Sécurité : le Portugal fait partie des pays les plus sûrs d’Europe selon Eurostat et l’indice Global Peace Index. Criminalité violente faible, mais attention aux pickpockets dans les zones touristiques.
Là encore, tout dépend de ton profil : un retraité en Algarve n’a pas les mêmes besoins qu’une famille avec deux enfants en âge scolaire.
Et la Suisse dans tout ça : ce qu’il ne faut pas oublier
Partir ne signifie pas couper tous les liens avec la Suisse. Quelques points souvent sous-estimés :
- AVS/LPP : vérifier très précisément comment tes rentes seront versées, en quelle devise, et ce que le déménagement change (ou pas) pour tes droits.
- Impôts en Suisse : selon ton canton d’origine et la convention Suisse–Portugal, certains revenus peuvent rester imposables en Suisse (immobilier, par exemple).
- Banques suisses : certaines sont plus frileuses avec les non-résidents. Mieux vaut clarifier ta situation avant de partir que voir ton compte bloqué à distance.
- Permis de conduire, assurance auto : tu peux conduire avec ton permis suisse, mais en résidence longue, un échange pour un permis portugais peut devenir obligatoire.
Le site officiel ch.ch et les pages du DFAE sur les Suisses de l’étranger donnent des informations actualisées et neutres. À consulter en priorité avant de te fier aux groupes Facebook d’expats.
Avant de faire tes valises : une check-list utile
Pour passer du rêve de terrasse au soleil à un projet solide, quelques étapes concrètes :
- Venir au moins 2–3 fois en repérage, hors périodes touristiques
- Comparer au moins deux régions (par ex. Lisbonne vs. Nord vs. intérieur)
- Faire un budget réaliste : loyers, santé, transports, impôts potentiels
- Parler avec un fiscaliste spécialisé Suisse–Portugal avant tout déménagement définitif
- Clarifier ta couverture santé noire sur blanc avec ta caisse actuelle
- Obtenir ton NIF et, si possible, un compte bancaire portugais
- Commencer des cours de portugais au moins quelques mois avant le départ
- Te renseigner via des sources officielles : autorités portugaises (Portal das Finanças, AIMA pour l’immigration), ambassade de Suisse à Lisbonne
Partir vivre au Portugal peut réellement améliorer ton confort de vie, surtout si tu gardes un revenu lié à la Suisse. Mais le pays n’est plus la carte postale fiscale des années 2010. Les loyers ont grimpé, la fiscalité s’est durcie, et certains Suisses reviennent après quelques années, déçus d’avoir sous-estimé les réalités locales.
L’enjeu, au fond, n’est pas de trouver un « meilleur pays », mais un cadre qui colle à tes priorités : climat, budget, rythme de vie, santé, école, proximité familiale. Le Portugal peut cocher beaucoup de cases. À condition de le regarder en face, chiffres à l’appui, et pas seulement à travers le filtre d’Instagram.
